14.

LE RÉCIT DE JULIEN

Ce n’est pas l’histoire de ma vie qui vous intéresse, mais plutôt comment j’ai appris mes différents secrets. Comme vous le savez, je suis né en 1828. C’étaient les tout derniers jours d’un certain mode de vie, les dernières décennies pendant lesquelles les riches propriétaires de ce monde vivaient encore comme aux siècles précédents.

Nous ne connaissions ni le chemin de fer ni le téléphone ni les Victrola ni les voitures automobiles. Nous étions même loin d’imaginer qu’ils existeraient un jour !

Riverbend, avec sa vaste demeure bourrée à craquer de meubles magnifiques et de livres, avec ses nombreuses dépendances abritant oncles, tantes et cousins, ses champs s’étendant à perte de vue au sud, à l’est et à l’ouest du fleuve, était un véritable paradis.

Dans ma famille, on n’avait d’yeux que pour les futures sorcières. Personne ne remarqua l’arrivée d’un petit garçon aux dons de sorcellerie sans précédent. Marie-Claudette, ma grand-mère, fut même si déçue que je ne sois pas une fille qu’elle cessa d’adresser la parole à ma mère, Marguerite. Marguerite avait déjà donné le jour à un autre garçon, mon frère Rémy, et l’audace d’avoir introduit dans la famille un second enfant de sexe masculin la fit tomber en disgrâce.

Bien entendu, elle s’empressa de réparer cette grave erreur en mettant au monde, en 1830, ma sœur chérie Katherine, qui devint l’héritière du testament. C’est à ce bébé vagissant dans son berceau que Marie-Claudette transmit l’émeraude.

Comme vous le savez, à l’époque où Katherine devint une jeune femme, je possédais déjà une certaine influence dans la famille, qui avait reconnu mes dons de sorcier. Avec Katherine, j’engendrai donc Mary Beth, qui fut en réalité la dernière des grandes sorcières Mayfair.

Je fus également le père de Stella, la fille de Mary Beth, et celui d’Antha, la fille de Stella.

Mais retournons à l’époque délicate de ma petite enfance. Tout le monde passait son temps à m’avertir à mi-voix de bien me tenir, de ne pas poser de questions, de me conformer sans discuter à toutes les coutumes familiales et de ne prêter aucune attention à toutes les choses étranges que je pourrais être amené à voir. On me fit comprendre en termes non équivoques que les hommes Mayfair trop puissants finissaient mal. Mort prématurée, folie, exil : tel était le sort des fauteurs de troubles.

À y repenser, il était évident que jamais je ne deviendrais un béni-oui-oui comme les oncles Maurice et Lestan et toutes ces saintes nitouches que j’avais pour cousins.

Pour commencer, je voyais tout le temps des fantômes, j’entendais les esprits, je voyais la vie quitter les corps qui venaient de mourir, je lisais dans les pensées et j’arrivais même parfois à faire du mal sans le vouloir. Bref, j’étais un vrai petit sorcier.

Du plus loin qu’il me souvienne, j’ai toujours vu Lasher. Quand j’allais embrasser ma mère, le matin, il était très souvent debout à côté d’elle. Je le voyais aussi près du berceau de Katherine. Mais il ne posait jamais les yeux sur moi. J’avais appris très tôt que je ne devais ni lui parler ni chercher à savoir qui il était ni prononcer son nom ni attirer son regard.

Ma mère, Marguerite, passait son temps à faire des courses en ville, aller à l’opéra, danser, boire, et Dieu sait quoi encore. Ou alors elle s’enfermait dans son bureau et hurlait dès qu’on osait la déranger. Elle me fascinait. Mais ma grand-mère, Marie-Claudette, était un personnage plus constant et, dans mes rares moments d’oisiveté, je recherchais toujours sa compagnie.

Mais il faut d’abord que je vous parle de mon autre grande passion : les livres. Il y en avait partout, et ce n’était pas courant dans le vieux Sud, vous pouvez me croire. Les gens très riches ne lisaient pas énormément. Mais, dans notre famille, nous aimions tous les livres et, très vite, je sus lire le français, l’anglais et le latin dans le texte.

L’allemand ? Oui, je l’ai appris tout seul. De même que l’espagnol et l’italien.

Dès mon enfance, j’avais déjà lu tous les livres que nous possédions et vous n’imaginez pas la bibliothèque que nous avions.

Quand je ne lisais pas, je traînais avec des garçons plus âgés, blancs et noirs. Nous montions à cheval, à cru, nous parcourions les marécages à la recherche de serpents ou nous grimpions dans les cyprès et les chênes en attendant l’invasion de pirates venant du sud. À deux ans et demi, je me suis perdu dans les marécages pendant un orage. J’ai failli mourir. Mais je n’oublierai jamais. Après qu’on m’eut retrouvé, je n’ai plus jamais eu peur des éclairs.

En fait, tout m’était enseignement, et il y avait beaucoup à apprendre.

Mes trois premières années, mon principal précepteur fut en fait le cocher de ma mère, Octavius. Cet esclave affranchi était un Mayfair par cinq lignées différentes, à travers les maîtresses noires de mes ancêtres. Il devait avoir dans les dix-huit ans et était l’habitant le plus distrayant de toute la plantation. Mes pouvoirs ne l’effrayaient pas, et quand il ne me disait pas de les cacher aux autres, il m’enseignait comment les utiliser.

C’est lui qui m’a appris à lire les pensées des gens même quand ils voulaient les cacher et à leur suggérer des choses sans même leur parler. Et ça ne ratait jamais ! Il m’a appris également à imposer ma volonté aux autres et à jeter des sorts de façon à modifier le monde à mon profit et à celui des gens qui m’entouraient. J’ai appris aussi un tas de petits trucs érotiques car, comme beaucoup d’enfants, l’érotisme me tarabustait déjà à l’âge de trois ou quatre ans et je me livrais à des actes qui me firent rougir plus tard, lorsque j’en eus douze.

Mais revenons aux sorcières et à la façon dont je me fis connaître d’elles.

Ma grand-mère Marie-Claudette était constamment avec nous. Elle s’asseyait dans le jardin et écoutait un petit orchestre de musiciens noirs jouer pour elle. Deux d’entre eux, des esclaves, étaient de bons violonistes, et plusieurs jouaient du pipeau, comme nous l’appelions. En fait, il s’agissait de flûtes à bec en bois. Un autre jouait d’une espèce de violoncelle de fabrication maison et un dernier maniait deux tambours. Marie-Claudette leur avait enseigné ses chansons préférées et me raconta un jour qu’elles venaient d’Ecosse.

Je gravitais de plus en plus souvent autour d’elle. Je n’appréciais pas trop ce vacarme musical mais je m’étais aperçu que, lorsqu’elle me prenait dans ses bras, elle était très douce et tendre et avait des choses aussi intéressantes à me révéler que les livres.

Elle était majestueuse. Elle avait les yeux bleus, les cheveux blancs et offrait une image très pittoresque lorsqu’elle était allongée sur un canapé d’osier, au milieu de jolis coussins, sous un ciel de lit qui tremblait légèrement dans la brise. Parfois, elle chantonnait en gaélique. Ou alors, elle se laissait aller à de longues imprécations contre Lasher.

En fait, Lasher s’était lassé d’elle. Il avait décidé de servir Marguerite et de tourner autour de Katherine, le nouveau bébé. Quant à Marie-Claudette, il ne l’embrassait plus que de temps en temps ou lui récitait un vers ou deux, à l’occasion.

Tous les deux ou trois jours, il l’implorait de lui pardonner son intérêt pour Marguerite et, d’une voix pure et belle que j’entendais, disait qu’il fallait qu’il en soit ainsi.

Et moi, j’arrivais en trottinant, tout frisettes et sourire, et grimpais sur les genoux de Marie-Claudette en disant :

— Grand-mère, dis-moi pourquoi tu es triste. Raconte-moi tout.

— Tu vois cet homme qui vient vers nous ? demandait-elle.

— Bien sûr. Mais tout le monde dit que je dois te mentir à ce sujet. Je me demande vraiment pourquoi parce qu’il a l’air d’aimer être vu. Il fait toujours peur aux esclaves en apparaissant devant eux.

C’est à ce moment-là qu’elle s’éprit de moi. Elle me sourit d’un air approbateur et me dit qu’elle n’avait jamais rencontré un petit garçon de deux ans aussi malin que moi. J’avais deux ans et demi mais je ne relevai pas l’erreur. Un ou deux jours après notre première conversation sérieuse sur l’« homme », elle entreprit de tout me raconter.

Elle me parla de son ancienne demeure de Saint-Domingue, qui lui manquait énormément, de rites vaudous, du culte du diable dans les îles, de la façon dont elle avait appris tous les trucs des esclaves et les employait à son profit.

— Je suis une grande sorcière, me dit-elle. Bien plus grande que ne sera jamais ta mère. Ta mère est un peu folle et elle se moque de tout. Pareil pour Katherine. Quelque chose me dit que tu devrais veiller sur elle.

Tous les jours, je m’asseyais sur ses genoux et lui posais des questions. Cet atroce petit orchestre n’arrêtait jamais de jouer. On aurait dit un concert de chats hurlants. Un jour, je lui demandai si elle ne préférait pas le chant des oiseaux. Elle secoua la tête et m’expliqua que cette musique de fond l’aidait à réfléchir.

Malgré le tintamarre, elle me racontait des choses de plus en plus personnelles, remplies d’images colorées et de violence.

Elle me parla ainsi jusqu’à la fin de sa vie. Sur ses derniers jours, elle fit venir l’orchestre dans sa chambre et, pendant qu’il jouait, nous discutions en chuchotant sur l’oreiller.

En gros, elle me raconta que Suzanne, la sage-femme, avait invoqué l’esprit Lasher « par erreur » à Donnelaith et avait fini sur un bûcher. Des sorciers emmenèrent sa fille Deborah à Amsterdam, où Lasher la suivit, la courtisa et la rendit puissante et riche. Elle connut une fin horrible dans une ville française, le jour où l’on voulut la brûler comme sa mère. Deborah avait eu une fille, Charlotte, avec l’un des sorciers d’Amsterdam. C’était la plus puissante de ces trois premières sorcières et elle utilisa Lasher pour acquérir fortune, influence et pouvoirs illimités.

Avec son propre père, Petyr Van Abel, l’un de ces audacieux et mystérieux magiciens d’Amsterdam qui l’avait suivie dans le Nouveau Monde pour la détourner du commerce avec les esprits, Charlotte conçut Jeanne-Louise et son frère jumeau. Peter. Jeanne-Louise et son frère engendrèrent Angélique, la mère de Marie-Claudette.

La famille avait acquis des monceaux d’or et de bijoux et sa fortune ne fut même pas entamée par la révolution de Saint-Domingue, puisqu’une infime partie seulement provenait des récoltes de la plantation.

— Ta mère ne sait même pas ce qu’elle possède, m’avait dit Marie-Claudette. Et, plus j’y pense, plus il est important que je t’en parle.

Bien entendu, j’étais d’accord. Selon grand-mère, cette puissance et ces richesses étaient le fruit de machinations avec cet esprit, Lasher, qui pouvait tuer ceux que la sorcière condamnait à mort et tourmenter ceux qu’elle condamnait à la folie, qui lui racontait des secrets et la couvrait d’or et de bijoux d’origine inconnue. Mais cela lui coûtait énormément d’énergie.

Elle disait que cet esprit était aimant mais difficile à diriger et qu’il avait fini par l’abandonner pour passer son temps autour du berceau de Katherine.

— C’est parce qu’elle ne le voit pas, dis-je. Il essaie de toutes ses forces et il ne renoncera pas. Mais ça ne sert à rien.

— Ah ? Tu crois ? Tu dis que ma petite-fille ne peut pas le voir ?

— Vérifie toi-même. Ses yeux ne bougent même pas quand il vient, même sous sa forme la plus solide.

— Tu es donc au courant qu’il peut faire ça ?

— J’entends ses pas dans l’escalier. Je connais tous ses trucs. Il peut passer de l’état de vapeur à celui de créature solide puis se volatiliser dans un souffle d’air chaud.

— Tu es très observateur. Je t’aime, dit-elle.

Sincèrement ému, je lui dis que je l’aimais aussi, et c’était la vérité. C’est aussi sur ses genoux que je m’aperçus que, dans l’ensemble, je trouvais les personnes âgées plus belles que les jeunes.

Bref… Revenons à Marie-Claudette et à ce qu’elle m’a raconté sur le fantôme de notre famille :

— Il a deux sortes de voix. La première, on ne l’entend que dans sa tête. La seconde, il faut avoir les bonnes oreilles pour l’entendre. Parfois, cependant, sa voix peut se faire si forte et si claire que n’importe qui peut l’entendre. Mais cela n’arrive pas souvent, tu sais, parce que ça l’épuise. Et d’où tire-t-il sa force, à ton avis ? De nous. De moi, de ta mère et peut-être même de toi. La voix interne peut te tourmenter à n’importe quel moment, comme elle l’a fait pour plus d’un ennemi. Sauf si tu peux te défendre contre elle.

— Et comment peut-on s’en défendre ?

— Tu ne devines pas ? Voyons si tu es malin. Tu le vois avec moi, ce qui signifie qu’il apparaît, non ? Il rassemble ses forces, il se matérialise et il devient presque un homme pendant de courts instants très agréables. Puis il disparaît. Pourquoi crois-tu qu’il fait un tel effort pour moi au lieu de se contenter de murmurer dans ma tête : « Ma pauvre amie, je ne t’oublierai jamais » ?

— Pour être vu, dis-je en haussant les épaules. C’est de la vanité.

Ma grand-mère se mit à rire, enchantée.

— Oui et non. Il a une bonne raison pour prendre forme et venir me voir : jour et nuit, je m’entoure de musique. Et il ne peut pas traverser la musique s’il ne rassemble pas toutes ses forces et s’il ne se concentre pas au maximum pour prendre une forme et une voix humaines. Il adore la musique, mais elle exerce un charme sur lui. Tant que mon orchestre joue, il ne peut atteindre mon esprit tout seul et doit venir à moi et me taper sur l’épaule.

À mon tour, je ris de bon cœur. En un sens, cet esprit était aussi malchanceux que moi. Moi aussi je devais me concentrer sur les récits de ma grand-mère quand la musique rendait toute conversation impossible. Sauf que, pour Lasher, se concentrer signifiait exister. Quand les esprits rêvent, ils perdent la notion d’eux-mêmes.

— Il est au courant de ça ? demandai-je à Marie-Claudette.

— Oui et non. Il me supplie d’arrêter ce vacarme mais je lui crie que je ne peux pas. Alors, il vient me voir, il me baise la main et je le regarde. Tu as raison, c’est de la vanité. Il veut que je le voie sans cesse pour vérifier que je ne lui ai pas complètement échappé, mais il ne m’aime plus et n’a plus besoin de moi. Il a juste une place pour moi dans son cœur. C’est beaucoup et bien peu.

— Tu veux dire qu’il a un cœur ?

— Oh oui ! il nous aime tous. Surtout nous, les grandes sorcières, car nous lui avons fait prendre conscience de lui-même et l’avons aidé à accroître son pouvoir.

— Je vois. Mais si tu ne voulais plus de lui ? Si tu… ?

— Chut ! Ne dis jamais ça. Même sous le couvert de tambours et de trompettes.

— D’accord, dis-je, conscient qu’on n’aurait pas à me le conseiller deux fois. Mais peux-tu me dire qui il est ?

— Un démon. Un épouvantable démon.

— Je ne crois pas.

Elle était étonnée.

— Et pourquoi dis-tu cela ? Qui d’autre que le Malin lui-même pourrait servir une sorcière ?

Je lui dis tout ce que j’avais appris sur le diable par les prières, les hymnes, la messe et les plus malins des esclaves de mon entourage.

— Le diable est mauvais. Et il est une menace pour tous ceux qui lui font confiance. Il est tentateur.

Elle acquiesça.

— Justement, il est le diable parce qu’il ne se soumet pas aux lois divines. Il veut s’incarner et devenir un homme.

— Pourquoi ? N’est-il pas bien plus fort tel qu’il est ? Pourquoi aurait-il envie d’attraper la fièvre jaune ou le tétanos ?

Elle éclata de rire.

— Il veut devenir de chair pour ressentir ce que la chair ressent, voir ce que les humains voient, entendre ce qu’ils entendent. Il ne veut plus devoir se rassembler et passer son temps à avoir peur de se perdre. Pour lui, s’incarner c’est devenir réel et c’est défier Dieu, qui ne lui a pas donné de corps. Il veut la force. Or, chaque heure et chaque journée passées avec nous lui en donne. Et il n’aspire qu’à une chose : la naissance d’une sorcière suffisamment puissante pour qu’il se matérialise une bonne fois pour toutes.

— Eh bien, ce ne sera pas ma petite sœur Katherine.

— Je crains que tu n’aies raison. La puissance n’est pas donnée à tout le monde. Toi, tu l’as, ce qui n’est pas le cas de ton frère.

— N’en sois pas si certaine. Il s’effraie plus facilement que moi mais il l’a vu et il lui a fait une grimace pour l’éloigner du berceau de Katherine. Mais, dis-moi, comment la sorcière s’y prendra-t-elle pour qu’il devienne un être humain pour toujours ? Même avec maman, il reste solide deux ou trois minutes, tout au plus. Qu’est-ce qu’elle devra faire ?

— Je l’ignore. Honnêtement, je ne connais pas ce secret. Mais, pendant que la musique joue, écoute bien ce que je vais te dire. Je ne me suis même jamais permis de le formuler en pensée, mais je vais te faire une confidence. Lorsqu’il aura ce qu’il veut, il détruira toute la famille.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas non plus. Mais j’en ai peur. Je pense et je sens, au plus profond de moi, qu’il nous aime et a besoin de nous, mais qu’il nous hait.

Je me mis à réfléchir en silence.

— Mais il ne le sait pas forcément. Ou alors il ne veut pas que je le sache. Plus j’y pense, plus je me demande si tu n’as pas été envoyé pour transmettre ce que j’ai à dire au bébé dans le berceau. Marguerite refuserait de m’entendre. Elle se croit la reine du monde. Et plus je vieillis, plus j’ai peur, et plus j’apprécie la compagnie d’un chérubin de trois ans.

J’aurais bien aimé qu’elle continue de parler de mes charmes, mais il fallait revenir au problème de l’esprit.

— Comment peut-il devenir chair ? Chair humaine ? Va-t-il renaître ou s’approprier un cadavre ou… ?

— Non. Il dit qu’il connaît son destin, qu’il porte en lui l’ébauche de ce qu’il sera et que, un jour, une sorcière et un homme feront l’œuf magique dans lequel il reviendra.

— Reviendra ? Tu veux dire qu’il a déjà été de chair auparavant ?

— C’était bien avant qu’il ne soit ce qu’il est aujourd’hui, mais je ne peux pas te dire exactement quoi. A mon avis, il a été une créature déchue, condamnée à souffrir d’intelligence et de solitude sous une forme intangible. Et le fait qu’il devienne un homme mettrait fin à son supplice. Il attend de nous une sorcière puissante qui serait comme la Vierge Marie pour le Christ, l’instrument d’une incarnation.

Et nous en restâmes là.

Avant qu’elle ne meure, peu après, elle me raconta encore bien des choses sur l’esprit. Il pouvait faire mourir de peur. Il prenait forme humaine et terrifiait les cochers et les cavaliers la nuit, au point qu’ils déviaient de leur route et s’enfonçaient dans les marécages. Parfois, il effrayait aussi les chevaux, ce qui était la preuve qu’il se matérialisait bien.

On pouvait l’envoyer traquer quelqu’un et il revenait en disant que cette personne avait « terminé sa sainte journée », mais il fallait interpréter ses expressions avec précaution.

Il savait voler, bien entendu. Il pouvait aussi pénétrer dans un corps de mortel pendant quelques instants, voir à travers ses yeux, toucher à travers ses mains, mais jamais sur une longue durée. En fait, c’était pour lui une lutte qui l’exténuait et il en ressortait encore plus tourmenté. De colère ou de jalousie, il pouvait tuer la personne qu’il avait possédée. Il fallait donc faire très attention, quand on l’aidait, car le corps innocent utilisé pouvait très bien être ensuite détruit.

C’est ce qui arriva à l’un des neveux de Marie-Claudette, l’un de mes cousins germains, avant qu’elle ne réussisse à contrôler la créature, à la faire obéir en ne lui adressant plus la parole, en se voilant les yeux et en faisant semblant de ne pas l’entendre.

— Ce n’est pas si difficile de jouer les bourreaux, parfois, disait-elle. Il souffre, il pleure et il oublie. Je ne l’envie pas.

— Moi non plus.

— Ne le méprise pas ou il te haïra. Détourne les yeux quand tu le vois.

Cause toujours, m’étais-je dit en moi-même.

Un mois plus tard, elle était morte.

J’étais dans le marécage avec Octavius. Nous jouions à Robinson Crusoé. Nous avions amarré notre petit bateau à fond plat et avions monté un campement. Pendant qu’il ramassait du bois, j’essayais en vain d’allumer un feu.

Soudain, le petit bois que j’avais dans la main s’est enflammé. J’ai levé les yeux, et qu’est-ce que j’ai vu ? Marie-Claudette, ma grand-mère bien-aimée, plus belle et vigoureuse que je ne l’avais jamais connue, avec ses joues pleines et roses et sa bouche ravissante.

Elle m’a soulevé du sol, m’a embrassé, m’a reposé par terre puis a disparu. Comme ça. Et le petit feu dansait.

Je savais ce que cela signifiait. Adieu. Elle était morte. J’insistai pour que nous retournions immédiatement à Riverbend. À mesure que nous approchions de la maison se leva une formidable tempête. Nous dûmes courir sous une pluie diluvienne en luttant contre des tourbillons de feuilles et même de cailloux. À la grille, des esclaves accoururent pour nous abriter sous des couvertures.

Marie-Claudette n’était effectivement plus de ce monde. Quand je fondis en larmes et racontai à ma mère comment je l’avais su, je crois qu’elle me vit pour la première fois de sa vie. Jusque-là, j’avais été une petite chose câline mais, en cet instant précis, elle me parla comme à un être humain, pas comme à un chien ou à un enfant.

— Tu l’as vue et elle t’a embrassé, me dit-elle.

Alors, dans la chambre mortuaire, tandis que tout le monde sanglotait, que les volets battaient au vent, que le prêtre semblait pétrifié de terreur, le démon apparut derrière ma mère et nos yeux se croisèrent. Les siens, remplis de larmes, semblaient me supplier. Et puis, d’un seul coup, il partit.

Ce sera peut-être la même chose pour moi, Michael : « Et puis, d’un seul coup, Julien partit. » Et où serai-je ? Qu’irai-je ? Étais-je au paradis avant que vous ne m’appeliez ? Ou en enfer ? Je suis si las que cela ne m’inquiète pas. Ce sera peut-être une bénédiction.

Mais revenons à ce moment bruyant d’il y a si longtemps, où la pluie faisait rage et ma grand-mère était étendue sur le lit couvert de dentelle. Ma mère, décharnée, me regardait fixement, le démon derrière elle avait pris la forme d’un bel homme et la petite Katherine braillait dans son berceau. C’était le début de ma vraie vie dans l’entourage proche de ma mère.

Après les obsèques et l’enterrement au cimetière de la paroisse, ma mère devint enragée et je fus l’unique témoin de cette scène.

Au milieu de l’escalier, elle commença à crier et je courus derrière elle dans sa chambre avant qu’elle ne verrouille la porte. Elle se mit à pousser de longs cris de douleur et de chagrin, répétant qu’elle aurait dû faire ci et dire ça. Pour finir, son chagrin se transforma en une grande colère.

Pourquoi l’esprit n’empêchait-il pas la mort ? « Lasher, Lasher, Lasher. » Elle attrapa les oreillers sur le lit, les déchira et répandit les plumes partout. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi malheureux et désespéré et je me mis à pleurer à chaudes larmes.

Elle m’attrapa, m’attira vers elle et implora mon pardon pour m’avoir infligé un tel spectacle. Nous nous couchâmes sur le lit et elle finit par s’endormir.

Je dus me réveiller aux alentours de minuit. C’était la nuit profonde, c’était le printemps, et j’avais envie d’écarter la moustiquaire et d’aller parler à la lune et aux étoiles dehors.

Je m’assis et aperçus la créature en personne, assise au bord du lit et tendant sa main blanche vers moi. Je n’eus même pas le temps de crier. Soudain, je sentis la caresse de ses doigts sur ma joue, ce qui me procura un grand plaisir. Puis l’air autour de moi sembla se transformer en caresse. La créature s’était dissoute et m’embrassait de ses lèvres invisibles, me touchait et remplissait mon corps de tout le plaisir que je pouvais éprouver à mon âge. Vous avez dû connaître cela.

Lorsqu’elle eut terminé, je me retrouvai allongé, pantelant, une petite mare de sperme d’enfant près de ma mère endormie. La créature se matérialisa à nouveau près de la porte-fenêtre. Je descendis du lit, faible et troublé par le plaisir, et me dirigeai vers elle. Quand je tendis le bras pour atteindre sa main, elle m’adressa un regard immensément triste. Ensemble, nous poussâmes le rideau et sortîmes sur le balcon.

J’avais l’impression que l’esprit vacillait dans la lumière et il disparut trois ou quatre fois avant de réapparaître. Puis il s’évanouit complètement en laissant derrière lui un souffle chaud. Pour la première fois, j’entendis sa voix dans ma tête :

— J’ai brisé la promesse que j’avais faite à Deborah.

— Laquelle ?

— Tu ne sais même pas qui était Deborah, misérable enfant en chair et en os.

Et il se lança dans une sorte de litanie incompréhensible qui ressemblait aux pires des vers de mirliton que j’avais trouvés dans la bibliothèque. Je n’avais pas encore quatre ans et je ne prétendais pas trouver dans la poésie autre chose qu’une sorte de mélodie, mais je savais très bien quand des vers étaient lamentables.

— Je sais qui était Deborah, dis-je.

Puis je lui racontai l’histoire de Deborah telle que Marie-Claudette me l’avait contée et comment elle avait connu gloire et fortune avant d’être accusée de sorcellerie.

— Trahie par son mari et ses fils et, avant cela, par son père. Ah ! son père. Je me suis bien vengé pour ce que lui et les siens nous ont fait, à elle et à moi. Tu comprends ce que je dis ? J’ai promis à Deborah que je ne sourirais jamais à un garçon ni ne préférerais un homme à une femme.

— Oui, je comprends ce que tu dis. Ma grand-mère m’a parlé de ça aussi. Deborah est née dans les Highlands. C’était une enfant de l’amour, une bâtarde, et son père était probablement le seigneur local. Et il n’a pas levé le petit doigt quand Suzanne, sa mère, une pauvre sorcière inculte, a été brûlée sur un bûcher.

— Oui. C’est exactement ça. Ma pauvre Suzanne m’a appelé des profondeurs. Elle a lancé des syllabes au vent, elle a prononcé mon nom, et je l’ai entendue. Et c’est bien le chef du clan de Donnelaith qui lui a fait un enfant et l’a regardée brûler en tremblant de peur. Donnelaith ! Tu sais comment ça s’écrit ? Va là-bas pour contempler les ruines du château. C’est mon œuvre. Va voir les tombes des derniers descendants du clan, que j’ai arrachés à cette terre. Jusqu’au jour où…

— Où quoi ?

En silence, il se remit à me caresser tandis que je réfléchissais.

— Et toi ? demandai-je. Tu es un homme, une femme ou simplement une chose neutre ?

— Tu ne sais pas ?

— Je ne poserais pas la question si je le savais.

— Homme ! Homme ! Homme !

Je réprimai un fou rire devant tant de forfanterie.

À partir de ce jour, j’ai parfois eu le sentiment qu’il était grotesque de le considérer comme un monstre et qu’il était en fait un véritable être humain, de sexe masculin. D’autres fois, lorsque j’étais en colère, j’avais tendance à le considérer comme un être asexué et de genre neutre.

Nous étions donc sur la galerie, et il me caressait.

Lorsque j’en eus assez de ses cajoleries, je me retournai, et j’aperçus ma mère sur le pas de la porte. En voyant la scène, elle se précipita vers moi, me serra contre elle et lui dit :

— Je t’interdis de lui faire du mal. C’est un enfant innocent.

Je crois qu’il lui a répondu dans sa tête parce qu’elle s’est calmée. Il était parti. Ça, c’est certain.

Le lendemain matin, je me précipitai dans la nursery, où je dormais toujours avec Rémy et Katherine, et quelques autres cousins. Je pouvais tout lire et des mots comme transsubstantiation n’avaient aucun secret pour moi. Mais je commençais seulement à former correctement mes lettres et j’eus un mal fou à me rappeler ce que le démon m’avait dit. Chaque fois que quelqu’un pénétrait dans la pièce, je lançais un « comment ça s’écrit ? ». Finalement, je réussis à tout consigner par écrit et certaines paroles sont gravées pour toujours dans le petit bureau de cyprès sur lequel je travaillais. Il est aujourd’hui tout au fond du grenier et vous l’avez touché de vos propres mains quand vous êtes monté réparer les solives. « Jusqu’au jour où… », avait-il dit.

Pendant six mois, je mis les bouchées doubles pour apprendre à écrire. Mais ce n’est qu’à douze ans que mon écriture a atteint sa forme définitive.

Lorsque je rapportai à ma mère tout ce que l’esprit m’avait dit, elle fut horrifiée.

— Il connaît nos pensées, murmura-t-elle.

— Quand nous voulons en parler, il vaut mieux le faire sous le couvert d’une musique, dis-je.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je lui expliquai et elle se mit à rire aussi frénétiquement qu’elle avait pleuré la veille. Elle se laissa tomber par terre, remonta ses genoux sous son menton et fit appeler les musiciens de sa mère.

Protégés par l’orchestre, qui ressemblait plutôt à une bande de gitans ivres livrant aux cajuns du bayou une guerre musicale sur le thème de la vie et la mort, je lui racontai tout ce que Marie-Claudette m’avait confié.

Pendant mon récit, l’esprit apparut dans la pièce sous sa forme humaine, derrière les musiciens, et se mit à danser comme un fou. Au bout d’un moment, il vacilla puis s’évapora. Mais nous sentions toujours sa présence.

Il était complètement subjugué par les rythmes africains. Nous continuâmes à parler.

Marguerite ignorait tout de « l’histoire ancienne ». Elle n’avait jamais entendu le nom de Donnelaith et ne se souvenait guère de Suzanne. Contente d’apprendre tout cela, elle me prêta des livres d’histoire.

La magie était sa passion et elle m’expliqua en détail que sa mère n’avait jamais apprécié ses talents. Il y avait déjà un certain temps, elle s’était liée avec de puissantes prêtresses vaudoues de La Nouvelle-Orléans, qui lui avaient enseigné comment guérir, envoûter, jeter des sorts bénéfiques. Lasher était son esclave, son disciple et son amant.

C’est ainsi que débuta entre ma mère et moi un dialogue qui devait durer jusqu’à la fin de sa vie. Elle me transmit toutes ses connaissances, je lui appris tout ce que je savais, ce qui nous rapprocha beaucoup. Elle était enfin devenue ma mère.

Mais je m’aperçus rapidement qu’elle était folle ou, disons, complètement obsédée par ses expériences de magie. Elle était persuadée que Lasher était le diable en personne et qu’il ne disait que des mensonges. Elle passait des heures à chercher des plantes magiques dans les marécages, à parler de remèdes bizarres avec les vieilles femmes noires et à essayer de transformer des objets au moyen de produits chimiques et de son pouvoir de télékinésie.

Bien entendu, nous n’employions pas ce mot à l’époque. Il n’existait pas encore. Elle était convaincue de l’amour de Lasher pour elle et souhaitait une autre fille, plus puissante, si c’était ce qu’il voulait. Mais, les années passant, elle cessa de s’intéresser aux hommes pour ne plus accepter que les étreintes du démon, et devint de plus en plus incohérente.

Pendant ce temps, je grandissais vite et restais le phénomène que j’étais déjà à trois ans. Je continuais à lire, à vivre mes aventures et à avoir des relations charnelles avec le démon.

Les esclaves savaient qu’il était en mon pouvoir et venaient me demander de l’aide. C’était à moi qu’ils s’adressaient pour un remède quand ils étaient malades et, bientôt, je devins à leurs yeux un plus grand objet de mystère que ma mère.

Maintenant, Michael, j’ai deux possibilités : soit je continue de vous raconter tout ce que Marguerite et moi savions, soit je passe à la raison de ma venue ici. J’opte pour un compromis : je vais d’abord vous exposer un résumé de nos expériences.

Avant de commencer, je dois préciser que ma sœur Katherine devenait aussi peu futée que belle et innocente. Elle était une fleur adorée que je voulais protéger et, sachant que l’esprit était très satisfait que je l’escorte partout, je le faisais avec d’autant plus de plaisir. Je l’aimais passionnément et, petit à petit, je m’aperçus qu’elle voyait « l’homme » mais qu’il lui faisait peur. Elle semblait effrayée par ce qui était morbide ou d’un autre monde et ma mère la terrifiait, à juste raison.

Les expériences de Marguerite étaient de plus en plus audacieuses. Lorsqu’un bébé mourait à la naissance dans notre propriété, elle le voulait. Un souvenir terrible hante ma mémoire : un jour, elle se précipita dans la maison avec un paquet dans les mains et, en me voyant, m’adressa un sourire avide, releva un coin du tissu qui masquait le cadavre d’un bébé noir puis le recouvrit, jubilante, et courut s’enfermer dans son bureau.

L’esprit était de plus en plus attentionné. Il mettait tous les jours des pièces d’or dans mes poches et me prévenait lorsque je m’étais fait un ennemi parmi mes cousins. Il montait la garde dans ma chambre et, un jour, assomma quelqu’un qui venait voler les quelques bijoux que je possédais.

Quand j’étais seul, il me rendait souvent visite, me caressait et me donnait davantage de plaisir que n’importe qui d’autre.

Il avait les mêmes attentions avec Marguerite. Avec Katherine, en revanche, il n’arrivait à rien.

Katherine s’était mis dans la tête que les plaisirs qui lui étaient offerts la nuit étaient des péchés mortels. Je crois qu’elle était la première sorcière à considérer les choses ainsi. Je serais incapable de dire comment ce principe catholique s’est enraciné si tôt en elle, c’est-à-dire avant que l’esprit ne parvienne à la faire succomber à ses charmes. Les croyants diraient que Dieu était avec elle. Ce n’est pas mon point de vue.

Quoi qu’il en soit, fatigués de l’orchestre de ma grand-mère, ma mère et moi finîmes par louer les services d’un pianiste et d’un violoniste. Au début, cette nouveauté sembla ravir l’esprit autant que l’orchestre cacophonique. Sous sa forme humaine, il apparaissait dans la pièce, envoûté par la musique et heureux de le laisser voir.

Mais, lorsqu’il se rendit compte que nous chuchotions ensemble et qu’il n’entendait rien de nos conversations, il devint furieux. Pensant que le tintamarre serait plus efficace pour nous protéger de lui, nous fîmes revenir l’orchestre, mais constatâmes que la mélodie et le rythme faisaient plus d’effet que le bruit.

J’avais neuf ans quand je demandai au démon :

— Qu’est-ce que tu nous veux, à ma mère et à moi ?

— Que vous fassiez de moi un être de chair et d’os.

Puis, imitant l’orchestre, il se mit à répéter cette phrase en chantant, tapant en rythme sur les objets de la pièce qui pouvaient lui servir de tambour, jusqu’à ce que je mette mes mains sur mes oreilles en demandant grâce.

— Rire, dit-il. Rire.

— Que veux-tu dire ?

— Je ris parce que moi aussi je peux faire de la musique pour que tu danses.

Je me mis à rire aussi.

— Tu as raison. Et tu dis le mot « rire » parce que tu ne sais pas rire réellement.

— Exact, dit-il d’un ton irrité. Quand je serai un être humain, je rirai à nouveau.

— À nouveau ?

Il ne répondit pas.

Cet instant est encore très présent dans ma mémoire. Le visage très grave pour un enfant de neuf ans, j’essayais de comprendre.

— C’est moi qui t’ai tout donné, reprit l’esprit. Ta famille est la mienne. Je lui apporterai bienfait sur bienfait. Tu es trop jeune pour savoir tout ce que la fortune peut donner. Un jour, tu comprendras que tu es le prince d’un immense royaume. Protège Katherine jusqu’à ce qu’elle porte en elle une fille. Assure sa postérité. Katherine est faible mais des sorcières plus fortes viendront. Il doit en être ainsi.

Je me mis à réfléchir.

— C’est tout ce que je dois faire ? demandai-je.

— Pour l’instant. Tu es très puissant, Julien. Des idées te viendront à l’esprit, et quand tu verras ce que tu dois faire, je le verrai aussi.

C’est alors que je pris conscience de la dualité de notre famille : d’un côté, les sorcières, qui utilisaient l’esprit pour asseoir leur puissance et, de l’autre, les gens ordinaires, normaux pourrait-on dire, que personne n’empêcherait de croître et se multiplier, même si l’esprit était détruit.

Il ajouta :

— Que quelqu’un s’oppose à moi et je détruirai tout ça ! Tu vis parce que Katherine a besoin de toi.

Je restai muet. Je pris mon journal intime, descendis dans le salon, ordonnai aux musiciens de jouer très fort et écrivis le fruit de mes pensées dans mon journal.

Mes dons et ceux de ma mère ne cessaient de se renforcer. Nous guérissions, comme je l’ai dit, nous jetions des sorts, nous envoyions Lasher espionner les gens sur lesquels nous voulions tout savoir, parfois, pour prendre la mesure des changements financiers qui allaient intervenir.

Ce n’était pas une tâche facile et, plus je prenais de l’âge, plus je me rendais compte que, petit à petit, ma mère devenait trop folle pour s’occuper des choses pratiques. En fait, notre cousin Augustin, gérant de la plantation, faisait quasiment ce qu’il voulait des bénéfices.

À quinze ans, je parlais et écrivais sept langues et étais devenu officieusement contremaître et gérant de toute l’exploitation. Augustin était jaloux de moi et, dans un accès de colère, je le tuai.

Ce fut un moment épouvantable.

Je ne voulais pas le tuer. C’était lui qui avait sorti le revolver et m’en avait menacé. De rage, je le lui avais arraché de la main et lui avais tiré une balle dans le front. Mon intention était seulement de l’assommer. Il était mort sur le coup et j’en fus le premier surpris. Je vis son âme s’élever de son corps.

Cela mit la famille en émoi, les cousins s’enfuirent chez eux. La plantation se mit en deuil, le prêtre arriva et les préparatifs des obsèques commencèrent.

Je me réfugiai dans ma chambre en pleurant, terrifié à l’idée du châtiment qui m’attendait mais, rapidement, je compris que rien ne m’arriverait. Personne ne s’en prendrait à moi car tout le monde avait peur. Même la femme et les enfants d’Augustin. Ils vinrent tous me dire que c’était un accident et qu’ils ne voulaient pas s’attirer ma défaveur.

Ma mère observait tout cela avec étonnement, à peine intéressée par les événements, et me dit :

— Maintenant, tu peux diriger la plantation à ta façon.

L’esprit vint me voir et s’amusa à me pousser du coude, ravi de faire tomber la plume de ma main et de me faire sursauter en apparaissant dans le miroir.

— Julien, dit-il, j’aurais très bien pu le faire à ta place. Débarrasse-toi de cette arme. Tu n’en as pas besoin.

— Tu peux tuer ?

— Rire.

Je lui racontai que j’avais deux ennemis, le premier étant un précepteur qui avait insulté ma tendre Katherine et le second un marchand qui nous avait escroqués.

— Tue-les, ordonnai-je.

Il s’exécuta : avant la fin de la semaine, les deux hommes connurent un sort tragique. L’un passa sous les roues d’une voiture et l’autre fit une mauvaise chute de cheval.

— C’était vraiment simple, dit le démon.

— Je vois ça.

Je crois que j’étais ivre de pouvoir. N’oubliez pas que je n’avais que quinze ans.

Finalement, les descendants d’Augustin quittèrent la propriété. Ils s’enfoncèrent dans le bayou et firent construire la magnifique plantation de Fontevrault. Mais c’est une autre histoire. Vous devriez aller là-bas un jour pour voir les ruines de Fontevrault. Il s’est passé bien des choses là-bas.

Je ne me suis jamais réconcilié avec Tobias, le fils aîné d’Augustin. La nuit où son père est mort, il n’était qu’un bambin mais sa haine pour moi s’est renforcée au fil des années. Cette branche de la famille a prospéré, ses membres ont épousé les nôtres et ont conservé le nom de Mayfair. Mona vient de cette lignée-là et de la mienne, comme je vous l’expliquerai plus tard.

Mais revenons à la vie quotidienne de l’époque. Marguerite faisait des expériences de plus en plus audacieuses. Elle essayait de ramener à la vie les enfants morts et poussait Lasher à pénétrer dans leurs corps pour faire bouger leurs membres. Mais il n’a jamais pu leur rendre leur âme. C’était une idée parfaitement grotesque.

Elle persistait cependant dans cette direction et m’entraînait avec elle. Nous fîmes venir des livres du monde entier. Les esclaves nous demandaient des remèdes pour toutes sortes de maladies. Nous devînmes si expérimentés que nous fûmes bientôt capables de guérir la plupart des maux par une simple imposition des mains. Lasher nous aidait, et s’il venait à connaître quelque secret utile – que tel malade avait été empoisonné accidentellement, par exemple – il nous en informait.

Lorsque je n’étais pas occupé à mes expériences, j’étais avec Katherine. Je l’emmenais à La Nouvelle-Orléans voir un opéra, un ballet, une pièce de théâtre. Je l’invitais dans les grands restaurants et nous nous promenions partout afin qu’elle connaisse le monde. À cette époque, une femme ne pouvait aller nulle part sans escorte. Elle avait une nature innocente et aimante, était d’une constitution fragile et légèrement attardée mentalement.

L’idée me vint à l’esprit que la consanguinité, omniprésente dans notre famille, avait encouragé certaines faiblesses. Je commençai donc à en observer les signes autour de moi et constatai qu’une forme plutôt charmante d’imbécillité était courante dans la famille. Par ailleurs, nombreux étaient ceux parmi nous qui possédaient des dons de sorcellerie ou la marque des sorcières : un grain de beauté noir, une tache de naissance d’une forme particulière ou un sixième doigt. Ce dernier était très courant et pouvait se présenter sous diverses formes. Un doigt minuscule sur le bord extérieur de la main, une excroissance sur l’auriculaire ou sur le pouce, voire un second pouce. Dans tous les cas, son propriétaire en avait honte.

Je me mis aussi à lire l’histoire de l’Ecosse, mais en cachette de l’esprit. Je demandais à un violoniste de jouer près de moi une mélodie monotone pendant que je lisais et le démon ne s’apercevait de rien. Le plus souvent, cette musique le lassait et il partait courtiser ma mère.

Donnelaith n’était pas une grande ville mais certains récits rapportaient qu’elle l’avait été et qu’elle avait même eu sa cathédrale, son école et un saint pour lequel les catholiques faisaient des kilomètres à pied.

Je gardai ces informations pour un usage ultérieur. Je voulais y aller et retrouver l’histoire des gens de Donnelaith.

Ma mère se moquait bien de tout cela. Sous le couvert de la musique, elle me disait :

— Pose-lui des questions. Tu te rendras compte qu’il n’est rien ni personne et qu’il vient de l’enfer. C’est aussi simple que ça.

Elle avait raison. Quand je demandais à Lasher : « Qui a créé le monde ? », il partait dans une grande litanie parlant de brumes, de terres et d’esprits. Quand je lui demandais : « Et Jésus-Christ, tu étais là quand il est né ? », il répondait qu’à l’époque il ne vivait pas et qu’il ne voyait que des sorcières.

Lorsque je lui parlai de l’Écosse, il se mit à pleurer pour Suzanne et me raconta qu’elle était morte dans la terreur et la souffrance et que Deborah avait assisté à son supplice avant que les horribles magiciens d’Amsterdam ne viennent la chercher.

— Qui étaient ces magiciens ?

— Tu le sauras bien assez tôt. Ils t’observent. Méfie-toi d’eux car ils peuvent t’apporter le malheur.

— Pourquoi ne les tues-tu pas ?

— Parce que je veux savoir ce qu’ils savent.

— Quel âge as-tu ?

— Je n’ai pas d’âge.

— Que faisais-tu à Donnelaith ?

Silence.

— Comment es-tu arrivé là-bas ?

— Suzanne m’a appelé, je te l’ai déjà dit.

— Mais tu y étais avant Suzanne ?

— Il n’y a pas d’avant-Suzanne.

Et ainsi de suite. J’étais très intrigué mais cela ne m’avançait pas beaucoup.

— Va aider ta mère, me dit-il. Elle a besoin de ta force.

Je suivis Lasher dans la chambre de ma mère. Elle venait d’arriver avec un nouveau-né faible mais vivant qui avait été abandonné devant l’église. Le bébé criait. C’était une minuscule créature aux cheveux frisés. Il avait une petite bouche rose mignonne à vous briser le cœur. Il semblait trop frêle pour survivre. Ma mère était tellement excitée qu’elle oubliait complètement que ce petit être vagissant était un être humain.

Elle fermages portes, alluma les bougies, s’agenouilla près du bébé et invita Lasher à y entrer. Pour l’encourager, elle entonna une sorte de litanie : « Entre dans ses membres, vois à travers ses yeux, parle par sa bouche, vis dans son souffle et ses battements de cœur. »

La pièce parut prendre du volume puis se contracter et tous les objets se mirent à bouger en faisant un bruit ressemblant à un subtil murmure : les bocaux s’entrechoquaient, les cloches tintaient et les volets battaient au vent. Le bébé commença à se transformer sous mes yeux. Il coordonna ses petits membres et son visage prit une expression malveillante d’adulte. Il n’avait pas changé physiquement mais était possédé par un être adulte qui le manipulait. Il se mit à parler d’une voix gargouillante :

— Je suis Lasher. Tu me vois ?

— Grandis, grandis ! ordonna Marguerite en levant ses deux poings. Julien, fais-le grandir ! Regarde ses bras et ses jambes et ordonne-leur de grandir.

Je m’exécutai et, à ma grande stupeur, je vis les petites jambes et les petits bras s’allonger. Les yeux, bleu clair à la naissance, prirent une couleur brune et les cheveux se mirent à foncer comme s’ils absorbaient un liquide noir.

La peau, elle, commença à pâlir et les joues se colorèrent. L’espace d’un instant, les jambes s’étendirent comme des tentacules. Puis la petite chose poussa un cri et mourut.

Marguerite l’arracha du lit et la lança sur le miroir de la coiffeuse. Le petit corps s’écrasa sur la glace et, tout ensanglanté, retomba. Un bébé anonyme, inanimé, au beau milieu des parfums, des potions et des peignes.

La pièce se remit à trembler. L’esprit, d’abord proche, s’en alla en nous laissant dans le froid, comme s’il avait emporté avec lui la chaleur embaumée.

Marguerite s’assit et fondit en larmes.

— C’est toujours comme ça. Nous allons très loin mais le récipient est trop exigu pour le contenir. Lasher détruit tout ce qu’il change. Comment pourra-t-il devenir humain un jour ? Et maintenant, il est si fatigué des efforts qu’il a fournis qu’il ne peut plus être avec nous. Il doit attendre et rassembler ses forces. On n’y peut rien.

J’étais médusé par ce que j’avais vu. J’avais envie de sortir pour écrire tout cela. Elle m’arrêta.

— Que pouvons-nous faire pour lui donner la vie ? me demanda-t-elle.

— Pour commencer, il ne faut pas se servir d’un enfant. Essaie avec un corps d’homme adulte. Trouve un handicapé mental, et physique, aussi, qui n’a plus pour longtemps à vivre, quelqu’un qui ne résisterait pas plus qu’un bébé. Et vois si Lasher peut entrer en lui.

— Oui, mais il a dit qu’il naîtrait d’un enfant. Un enfant comme celui de la crèche.

— Il a dit ça ? Quand ?

— Il naîtra d’un bébé et de la plus puissante des sorcières mais, au départ, le bébé devra être aussi petit que l’Enfant Jésus. Si seulement nous pouvions y arriver ! Tu imagines ? Nous pourrions ramener les morts à la vie de la même façon.

— Tu crois ?

— Viens voir, dit-elle en me prenant la main.

Elle se mit à genoux, tira une petite malle de sous le lit et l’ouvrit. Elle contenait des poupées faites d’os et de cheveux et vêtues d’habits soigneusement cousus. Elles n’étaient pas dans l’état où vous les avez trouvées, Michael. Elles étaient emmaillotées dans de la dentelle et parées de magnifiques bijoux et de rangs de perles. Les petites taches qui leur servaient d’yeux nous observaient.

— Ce sont nos mortes, dit ma mère. Tu vois ? Ça, c’est Marie-Claudette.

Elle prit une petite poupée aux cheveux gris vêtue de taffetas rouge, qu’on aurait dit faite d’une chaussette remplie de cailloux.

— J’ai ouvert sa tombe et pris des rognures de ses ongles, un os de sa main et plein de ses cheveux. Moins d’une heure après sa mort, j’ai pris de la salive dans sa bouche et du sang qu’elle avait vomi. J’en ai enduit la poupée. Prends-la et tu vas voir qu’elle est ici avec nous.

Elle posa la poupée dans mes mains et j’eus la vision de Marie-Claudette. Je fus renversé par le choc. Je regardai la poupée de chiffon et la pressai légèrement. Je vis Marie-Claudette, immobile, me regardant. Lorsque je l’appelais, elle m’apparaissait et disparaissait aussitôt.

— C’est des histoires, dis-je. Elle n’est pas ici.

— Si, et elle me parle.

— Je n’y crois pas.

Je pressai à nouveau la poupée en disant :

— Grand-mère, dis-moi la vérité.

J’entendis une petite voix dans ma tête : « Je t’aime, Julien. »

Je savais que ce n’était pas elle. C’était Lasher. Mais comment le prouver ?

Je tentai un coup audacieux. Pour que ma mère puisse m’entendre, je dis tout haut :

— Marie-Claudette, ma bien-aimée grand-mère, te rappelles-tu le jour où l’orchestre jouait et que nous avons enterré mon petit cheval de bois dans le jardin ? Te rappelles-tu comme je pleurais et le poème que tu m’as récité ?

« Oui, mon enfant », dit la voix secrète.

L’image de ma grand-mère, que ma mère et moi voyions tous deux, se maintint le plus longtemps possible. Marie-Claudette était telle que je l’avais vue pour la dernière fois.

— Le poème, répétai-je. Aide-moi à m’en souvenir.

« Réfléchis, mon enfant, tu t’en souviendras », dit le fantôme.

Puis je m’exclamai :

— Ah oui ! ça y est. Cheval, cheval, galope dans les champs célestes !

Elle répéta la phrase avec moi.

Je lançai la poupée par terre.

— C’est ridicule, dis-je. Je n’ai jamais eu de cheval de bois. Je ne l’ai pas enterré et elle n’a jamais inventé de poème à ce sujet.

Le démon se mit dans une grande colère. Ma mère se jeta sur moi pour me protéger. Tous les objets se mirent à voler dans la pièce. Meubles, flacons, bocaux, livres…

— Arrête ! ordonna ma mère. Qui protégera Katherine ?

La pièce redevint calme.

— Ne deviens pas mon ennemi, Julien, dit la créature.

J’étais mort de peur mais j’avais vérifié mon hypothèse : cet esprit n’était qu’un menteur et n’était pas le dépositaire d’une noble sagesse. Il pouvait me tuer aussi sûrement qu’il avait tué mes ennemis, et je l’avais mis dans une colère noire.

Il fallait ruser.

— D’accord ! Tu veux devenir un être de chair et de sang ?

— Je le veux, je le veux, je le veux !

— Alors, il faut nous y mettre sérieusement.

Michael, vous avez trouvé dans cette maison le fruit de ces années d’expériences : les têtes pourries conservées dans des bocaux, les nourrissons baignant dans l’obscurité…

Je serai bref sur ces horreurs, dont j’ai été complice par peur de la créature. Petit à petit, je me suis enlisé dans ces pratiques démoniaques.

C’était l’année 1847. Katherine était une charmante adolescente de dix-sept ans, courtisée par ses cousins aussi bien que par des étrangers. Mais elle n’avait aucune envie de se marier. Ses seuls plaisirs « pervers » étaient de me laisser l’habiller en homme pour assister aux bals de quarteronnes et aller boire dans les bars du bord du fleuve où les femmes blanches n’étaient pas admises. Elle s’amusait beaucoup et j’adorais observer ce monde interlope à travers ses jolis yeux.

En même temps, tandis que la ville s’enrichissait et que les occasions de divertissement se multipliaient, je poursuivais avec Marguerite nos sacrifices humains au démon.

Notre première victime de quelque importance fut un médecin vaudou, un mulâtre aux cheveux jaunes, très vieux mais encore robuste, que nous avons enlevé sur le perron de sa maison. Nous l’avons emmené à Riverbend, abreuvé de bonnes paroles et de vin, et lui avons promis monts et merveilles pour le persuader de participer à nos expériences.

Il affirmait avoir déjà été possédé par des esprits. Tant mieux. Nous en avions un parfait pour lui. Nous avons discuté vaudou et l’avons baratiné comme il fallait jusqu’à ce qu’il soit mûr pour accueillir notre Lasher.

Chez Marguerite, après avoir tiré les verrous, nous avons invoqué Lasher pour qu’il entre dans cet homme consentant.

Au début, le petit homme au teint pâle et aux cheveux très jaunes ne bougea pas d’un pouce. Puis il ouvrit les yeux et nous constatâmes qu’une autre vie était en lui. Les yeux rivés sur nous, il remua la bouche et une voix plus profonde que la sienne s’éleva :

— Ah ! mes bien-aimés, je vous vois.

La voix était plate et atroce. Elle rugissait plus qu’autre chose. Les yeux de la créature étaient fous et dénués de toute intelligence.

— Assieds-toi ! ordonna Marguerite. Sois fort, prends possession.

Elle m’enjoignit de prononcer ces mots avec elle et nous les répétâmes, les yeux fixés sur la créature.

L’homme se leva, bras écartés. Puis il les laissa tomber le long de son corps et manqua de tomber à la renverse. Il rétablit difficilement son équilibre puis chancela à nouveau, mais nous le rattrapâmes à temps. Ses doigts se tortillèrent et il réussit à s’accrocher à ma nuque. C’était très désagréable mais je savais qu’il était trop faible pour me faire du mal. Il dit d’une voix atroce :

— Mon bien-aimé Julien.

— Prends possession de cet être pour toujours, cria Marguerite. Prends ce corps comme s’il t’appartenait.

Le corps fut secoué d’un tremblement et, sous mes yeux ébahis, les cheveux se mirent à foncer, comme pour le nouveau-né, et le visage se tordit.

Le pauvre corps tomba raide mort dans nos bras.

Nous l’allongeâmes sur le lit et Marguerite procéda à un examen minutieux. Elle me montra les endroits où la peau avait blanchi et où les cheveux avaient nettement foncé, comme transformés par une sorte d’énergie venue de l’intérieur. Je remarquai que seuls les cheveux les plus récents et courts avaient changé et que la peau reprenait sa teinte jaunâtre.

— Qu’allons-nous faire, maman ? Il ne faut rien dire à la famille.

— Évidemment, dit-elle. Mais nous devons couper la tête pour la garder.

Épuisé, je m’assis par terre contre le mur, croisai les chevilles et regardai en silence ma mère couper la tête avec une hachette. Elle la plongea dans une solution chimique achetée pour l’occasion et ferma hermétiquement le bocal. Les yeux de l’homme me regardaient.

Lasher avait retrouvé ses esprits, si l’on peut dire. Il se tenait là, sous sa forme humaine, fort, à côté de ma mère. La scène est restée fixée dans ma mémoire : le démon qui ressemblait au plus innocent des hommes, les yeux écarquillés et le regard presque doux, et Marguerite, les doigts serrés sur le couvercle du bocal, le soulevant vers la lumière et s’adressant à son contenu comme à un bébé : « C’est bien, petite tête, je suis contente de toi. »

Puis elle se mit à griffonner des notes sur un papier, en prévision de ses futures expériences.

Les bocaux que vous avez trouvés, Michael, sont les seuls et uniques résultats auxquels nous avons abouti. Mais nous ne le savions pas encore.

Chacune de nos victimes nous rendait encore plus fourbes et audacieux et nourrissait nos espoirs. Nous nous rendîmes compte qu’il nous fallait des corps robustes, pas vieux, et que les jeunes gens orphelins ou sans toit étaient des proies idéales.

Je vivais dans la terreur que Katherine découvre nos agissements. Elle était ma joie et mon bonheur, la partie innocente de moi-même, l’enfant que je n’avais jamais été. Je l’aimais.

Quant à mes petites manigances avec l’esprit, j’y prenais beaucoup de plaisir. J’éprouvais une sorte de jouissance à capturer nos cobayes, à les faire entrer chez nous et à les mettre en condition pour en faire des récipients adéquats. Chaque expérience me mettait dans un état d’excitation incroyable. La lueur dansante des bougies, la victime sur le lit, le processus de possession…

Tout cela était fascinant.

Lasher commença à exprimer ses préférences. Il voulait des spécimens au teint et aux cheveux clairs qu’il pourrait changer plus facilement comme il voulait. Il parlait et marchait dans leurs corps pendant une durée de plus en plus longue.

Chaque fois, nous parvenions à une certaine mutation superficielle. Mais rien de plus ! Nous n’allions jamais plus loin que la peau et les cheveux.

Et notre victime mourait chaque fois.

À partir d’un certain moment, l’esprit se mit à m’imiter. Je m’en aperçus à la suite de quelques remarques anodines que je lui avais adressées :

— Pourquoi prends-tu cet aspect quand tu apparais ? Pourquoi tant d’élégance ?

— Suzanne pensait que je serais un bel homme. À quoi voudrais-tu que je ressemble ?

En quelques mots choisis avec soin, je lui décrivis les vêtements qui lui iraient bien. Juste après, il m’apparut exactement dans cette tenue, à la fois pour m’effrayer et m’étonner. Bientôt, nous découvrîmes que cette versatilité de caméléon nous permettait de mystifier les gens : il prenait ma place à mon bureau, je partais en catimini, et tout le monde croyait que je n’avais jamais quitté la maison.

C’était comme un nouveau jeu. Bien entendu, son aspect solide était assez éphémère, mais, petit à petit, il parvint à le faire durer plus longtemps.

Je découvris également que l’esprit, s’il me donnait du plaisir chaque fois que je le désirais, n’était pas jaloux de mes autres conquêtes. Il se régalait même à me regarder faire avec mes amants, mes maîtresses, les putains que j’amenais dans mon lit. Il lui arrivait fréquemment de traîner dans mes placards, d’effleurer mes costumes. En fait, il me prenait pour une sorte de modèle intéressant.

Tandis que Marguerite demeurait cloîtrée jour et nuit dans son laboratoire, j’allais en ville. Le démon m’accompagnait et n’en perdait pas une miette. L’avoir près de moi me procurait un grand sentiment de puissance. Il était comme mon confident, mon troisième œil, mon ange gardien.

Quand Marguerite et moi discutions sous le couvert de la musique, il venait et se mettait à danser, comme il l’avait fait avec Marie-Claudette. En fait, être tenu à l’écart l’obligeait à montrer sa force. Il venait vêtu comme un dandy et se donnait en spectacle pour nous distraire.

Michael, j’en aurais tellement à vous raconter ! Mais ce n’est pas l’histoire de ma vie qui vous intéresse. En résumé, je dirais que j’ai vécu comme peu d’hommes ont vécu. J’apprenais et faisais tout ce que je voulais et je ne me refusais aucun plaisir. L’esprit était mon meilleur amant, bien entendu. Aucun homme ni aucune femme ne me retenait longtemps loin de lui.

Katherine avait maintenant plus de vingt-cinq ans et était une vieille fille pour l’époque. Mais elle était si belle que personne n’y songeait et si riche qu’elle n’avait pas besoin de se marier.

En fait, je pris conscience un jour qu’elle avait peur de se marier. Elle refusait le risque de mettre au monde un enfant qui pourrait servir à l’esprit. « Je mourrai vierge, avait-elle décrété, et ce sera la fin. Il n’y aura plus de sorcières. »

Je poussai dans ses bras tous les Mayfair qui avaient un don de sorcellerie. Peine perdue.

Puis l’inconcevable se produisit.

Cela débuta d’une façon très innocente. Katherine voulait une maison en ville et elle me demanda d’engager l’architecte irlandais Darcy Monahan pour lui en construire une dans le faubourg, là où vivaient tous les Américains. Darcy s’attela immédiatement aux plans et à la construction de la maison où nous sommes en ce moment.

Comme vous le savez, Katherine a fini par tomber amoureuse de Darcy. C’est Lasher qui me l’a appris involontairement. Je me rendais en ville parce que Katherine n’était pas rentrée et je n’aimais pas qu’elle reste seule avec cet horrible Irlandais dans la maison à demi construite, alors que les ouvriers étaient partis.

Lasher tentait de détourner mon attention. Il me dit d’abord qu’il avait envie de parler, puis qu’il voulait une nouvelle victime à posséder.

— Pas maintenant, lui dis-je. Je dois d’abord trouver Katherine.

En désespoir de cause, il recourut à l’un de ses tours épouvantables : prenant sa forme humaine, il fit une telle peur à mon cocher que celui-ci fit un écart et brisa une roue de la voiture. Je me retrouvai assis par terre dans le virage, hors de moi, pendant qu’il réparait les dégâts. C’est ainsi que je compris que le démon voulait m’empêcher d’aller en ville.

Le lendemain soir, je lui jouai un tour à ma façon en l’envoyant en mission pour moi. Je lui demandai de se procurer des pièces de monnaie rares que j’avais envie de posséder. Pendant son absence, je montai sur ma jument et partis seul en chantant, au cas où il serait suffisamment près pour saisir mes pensées et mes intentions.

Le jour tombait quand j’atteignis la maison. Elle s’élevait tel un grand château, ses briques recouvertes de plâtre pour imiter la pierre, ses colonnades en place, ses fenêtres prêtes à recevoir les vitres. Elle était sombre et déserte.

J’entrai. Sur le plancher du salon, je découvris ma chère sœur avec Darcy. Je lui, saisis la nuque et commençai à le rouer de coups. À ma grande terreur, Katherine se mit à crier :

— Viens, mon Lasher. Sois mon bras vengeur. Empêche-le de détruire celui que j’aime.

Hurlant et sanglotant, elle s’évanouit. Mais Lasher était là. Je le sentis m’entourer dans l’obscurité, comme un monstre marin capturant sa victime sans défense. L’obscurité m’enveloppa de toutes parts.

— Arrière, Julien ! dit Lasher. La sorcière aime ce mortel. Sois prudent. Elle a prononcé les paroles anciennes pour m’appeler.

Darcy Monahan se mit debout et se rua vers moi pour m’attaquer mais Lasher l’arrêta net. Comme tout bon Irlandais, l’architecte était superstitieux. Il sentit la présence dans le noir, regarda tout autour de lui et aperçut sa tendre Katherine qui gémissait sur le sol. Il se précipita pour la ranimer.

Je sortis dignement mais la rage au cœur.

En y repensant, je me rendis compte que j’avais caché trop de choses à ma sœur. Elle croyait que l’esprit était un fantôme ou une simple créature venue d’ailleurs. Elle n’avait pas la moindre idée de ce dont Lasher était capable lorsqu’elle l’invoquait.

— Eh bien, la prévins-je plus tard, si tu veux me tuer, tu n’as qu’à l’appeler comme tu l’as fait et il exécutera tes ordres.

Je n’étais pas certain de mes dires mais je voulais éviter qu’elle ne lance des malédictions sur moi. D’abord, elle m’avait trahi avec Darcy et, ensuite, avec Lasher. Elle était la sorcière et, toute ma vie, je l’avais protégée.

— Tu ne sais même pas à qui tu as affaire, lui dis-je. Je t’ai sauvée de lui.

Elle était horrifiée et affreusement triste mais résolue à épouser Darcy Monahan.

— Tu n’auras plus besoin de me sauver, me dit-elle. Je vais me marier et je porterai le collier d’émeraude comme l’exigent les coutumes de notre famille. Mais je me marierai dans la maison de Dieu et mes enfants seront baptisés. Nous tournerons définitivement le dos au mal.

Je haussai les épaules. Mais qu’est-ce qu’elle me chantait là ? Nous nous mariions tous dans une église catholique et faisions baptiser nos enfants… Mais je ne dis rien.

Ma mère et moi décidâmes de tout faire pour la détourner de Darcy. Peine perdue. Elle était même prête à renoncer à l’héritage pour épouser ce crétin d’Irlandais. En tout cas, c’était ce qu’elle racontait partout. Les cousins ne tardèrent pas à venir me voir. Que va-t-il se passer ? Que dit le testament ? Allons-nous tout perdre ? Il était évident qu’ils connaissaient parfaitement notre maudit secret qui faisait leur fortune. Aucun n’était prêt à y renoncer.

Ce fut Lasher qui eut le dernier mot.

— Laisse-la épouser son Celte, me dit-il. Ton père avait du sang irlandais et ce sang a transmis les dons de sorcellerie pendant des siècles. Les Irlandais et les Écossais ont le don de double vue. C’est le sang de ton père qui t’a donné tes pouvoirs. Voyons ce que cela va donner avec ta sœur.

Vous connaissez la suite. Katherine a d’abord perdu deux bébés, deux garçons, avant d’avoir deux autres fils de Darcy. Ensuite, malgré ses prières et ses dévotions, elle a perdu tous les bébés suivants.

Tandis que la guerre de Sécession faisait rage, que la ville succombait, que des gens se retrouvaient ruinés du jour au lendemain, que des troupes yankees sillonnaient notre ville, Katherine élevait ses fils à First Street, parmi ses amis et traîtres américains. Elle était persuadée d’avoir échappé à la malédiction familiale. D’ailleurs, elle avait rendu l’émeraude le lendemain de son mariage.

La famille était en émoi. Pour la première fois, j’entendis nombre de mes proches prononcer le mot fatidique à voix basse : « Mais elle est la sorcière ! Comment peut-elle nous laisser tomber ? »

Quant à l’émeraude, elle était sur la coiffeuse de ma mère, tel un objet de pacotille, au milieu de ses saletés vaudoues. Je finis par la ramasser et la suspendre au cou d’une statue de la Vierge qui se trouvait dans la chambre.

Ce fut pour moi une période sombre, une période de grande liberté et d’enseignements. Katherine était partie et rien d’autre ne comptait. Je me rendis compte que ma famille était mon univers. J’aurais pu partir en Europe, ou en Chine. J’aurais pu fuir la guerre, la pestilence et la misère. J’aurais pu vivre comme un prince. Mais ce petit coin de terre était chez moi et, sans mes êtres chers autour de moi, je n’avais goût à rien.

Pathétique, mais vrai. C’est ainsi que j’appris ce que seul un homme riche et puissant peut apprendre : ce que je voulais réellement.

Pendant ce temps, le démon me pressait d’avoir de nouvelles liaisons et se délectait toujours autant de me regarder faire. Il passait son temps à m’imiter et, lorsqu’il rendait visite à ma mère, se faisait passer pour moi afin que tout le monde s’y méprenne. S’il avait jamais eu le sens de lui-même, il semblait l’avoir perdu.

— À quoi ressembles-tu, en réalité ? demandai-je.

— Rire. Pourquoi me poses-tu cette question ?

— Quand tu seras un être de chair et de sang, que seras-tu ?

— Je serai comme toi, Julien.

— Et pourquoi pas tel que tu étais au début, avec des cheveux bruns et des yeux marron ?

— C’était seulement pour Suzanne. C’était ce qu’elle voulait voir. C’est pourquoi j’ai pris cette forme, celle d’un Écossais de son village, et l’ai conservée. Mais maintenant je veux être toi. Tu es beau.

Pendant cette période agitée, je réfléchissais beaucoup, jouais, buvais, dansais jusqu’à l’aube, me battais et me disputais avec des Confédérés et des ennemis yankees. J’ai gagné et perdu des fortunes, je suis tombé amoureux plusieurs fois et, d’une façon générale, Katherine me manquait nuit et jour. J’avais sans doute besoin d’un but dans ma vie. Katherine avait été ma raison de vivre et je n’en avais jamais eu d’autre.

À l’exception de l’esprit, bien entendu. Jouer avec lui, faire muter la chair, le courtiser et l’utiliser.

Arriva l’année 1871 et, avec l’été, la fièvre jaune qui décima dans un premier temps les immigrés de fraîche date.

Darcy, Katherine et les garçons venaient de rentrer de l’étranger. Ils avaient passé six mois en Europe et Darcy n’eut pas plus tôt posé le pied sur le continent qu’il contracta la maladie.

Je demandai à Lasher :

— Est-ce qu’il va mourir ?

Lasher apparut au pied de mon lit.

— Je croîs que oui, dit-il. C’est peut-être bien le moment, d’ailleurs. Même une sorcière ne peut rien contre cette fièvre.

Je n’en étais pas si sûr. J’en parlai à Marguerite, qui se mit à sauter sur place.

— Laisse ce bâtard mourir et toute sa progéniture avec lui.

J’en étais révulsé. De quoi Clay et Vincent étaient-ils coupables, à part être nés garçons, comme mon frère Rémy et moi ?

Darcy mourut. Le cocher de Katherine se présenta à ma porte.

— Il est mort, monsieur. Votre sœur vous réclame.

Que pouvais-je faire ? Je n’avais pas encore mis le pied à First Street depuis que la maison était achevée.

Je ne connaissais même pas les pauvres petits Clay et Vincent ! Je n’avais pas vu ma sœur depuis un an, sauf une fois où nous nous étions disputés dans la rue. Soudain, ma richesse et les plaisirs qui faisaient ma vie me semblèrent bien vains. Ma sœur avait besoin de moi.

Je pris le chemin de First Street. C’était une soirée pluvieuse, très chaude et, dans les taudis irlandais, à quelques pâtés de maisons de chez Katherine, les corps des victimes de la fièvre s’entassaient dans les caniveaux.

La brise du fleuve refoulait une odeur nauséabonde. La maison fut enfin devant moi, majestueuse parmi les chênes et les magnolias, une sorte de château élancé, paraissant indestructible avec ses créneaux et ses murs. Une maison très secrète, au tracé ravissant et cependant sinistre.

Je levai la tête vers la fenêtre de la chambre de maître, au nord, et j’y vis ce que beaucoup y ont vu depuis : la lueur de bougies dansant derrière les volets clos.

Je forçai la porte d’entrée, avec l’aide de Lasher ou de ma seule volonté, je l’ignore. La serrure céda.

J’ôtai mon imperméable et montai l’escalier. La porte de la chambre était grande ouverte.

Je m’attendais à voir le cadavre en putréfaction de l’architecte irlandais mais il avait déjà été emporté, à cause des risques de contagion. Des servantes irlandaises superstitieuses vinrent m’expliquer que Darcy avait déjà été enterré et que, les cloches de Saint-Alphonse sonnant le glas jour et nuit, on n’avait pas eu le temps de donner un requiem.

La pièce avait été entièrement grattée et nettoyée. Katherine, allongée sur son lit à baldaquin aux montants sculptés de têtes de lion, pleurait doucement dans son oreiller brodé.

Elle paraissait si petite et si frêle ! Elle ressemblait à la petite sœur que j’avais eue. Je m’assis près d’elle et la réconfortai. Elle se mit à sangloter sur mon épaule. Ses longs cheveux noirs étaient toujours aussi épais et soyeux et son visage avait conservé sa beauté. Tous les bébés qu’elle avait perdus ne lui avaient pas ôté son charme et son innocence ni la sincérité radieuse de son regard lorsqu’elle le posa sur moi.

— Julien, emmène-moi à Riverbend, me dit-elle. Ramène-moi à la maison. Fais en sorte que maman me pardonne. Je ne peux pas vivre seule ici. Où que je regarde, je vois Darcy partout.

— Ne te fais pas de souci, ma belle. Je t’emmènerai si tu le veux, avec tes petits. Toute la famille est là-bas, comme toujours.

Elle hocha la tête et fit un geste désespéré mais gracieux indiquant qu’elle se remettait entre mes mains.

Je l’embrassai et la tins dans mes bras. Puis je l’allongeai pour qu’elle se repose, lui promettant que je resterais près d’elle jusqu’au matin.

La porte était fermée. La gouvernante était partie. Les petits garçons, quelque part dans la maison, étaient tranquilles. Je sortis fumer une cigarette.

J’aperçus Lasher.

Il était au pied de l’escalier et me regardait. Il me dit en silence : « Explore cette maison. Explore ses portes, ses pièces, ses motifs décoratifs. Riverbend périra comme a péri la citadelle que nous avons construite à Saint-Domingue, mais cette maison durera pour servir notre dessein. »

Une sensation de langueur me traversa. Je descendis et commençai à faire ce que vous, Michael, avez fait des milliers de fois. Parcourir lentement la maison dans tous les sens, toucher les encadrements de porte et les poignées de cuivre, examiner les fresques de la salle à manger et les ornements de plâtre décorant tous les plafonds.

C’est une maison magnifique, songeai-je. Pauvre Darcy. Rien d’étonnant à ce qu’il ait été un tel phénomène de mode. Mais il ne devait pas avoir de sang de sorcière. Je soupçonnais mes neveux Clay et Vincent d’être aussi innocents que mon frère Rémy. Je sortis dans le jardin et me rendis compte du travail incommensurable qui y avait été réalisé. Une grande pelouse octogonale, dont la forme géométrique était rappelée sur les piliers de pierre terminant les balustrades en calcaire. Partout, des dalles coupées en biseau, de sorte que, dans le clair de lune, on observait une succession de lignes, de tracés géométriques et de motifs.

— Regarde les roses dans le fer, dit Lasher.

Il parlait des rampes en fer forcé. Je compris sur quoi il voulait attirer mon attention. Les lignes des rampes, coupées en biseau comme celles des dalles, étaient parsemées de roses.

Il m’entoura d’un bras et cette promiscuité me fit frissonner. J’avais presque envie de l’entraîner dans les buissons et de me donner à lui mais je devais penser à ma sœur. Si elle se réveillait, elle pourrait croire que je l’avais abandonnée.

— Rappelle-toi tout cela, dit-il à nouveau. Car cette maison durera.

Lorsque je pénétrai dans le hall d’entrée, il était sur le seuil de la salle à manger, les mains posées sur le chambranle de la porte. Au-dessus de lui, j’aperçus l’encadrement et sa forme en trou de serrure, effilée vers le haut.

Je me retournai et constatai que la porte d’entrée, que je venais de franchir et que j’avais laissée grande ouverte, avait la même forme et que Lasher était juste à côté et m’observait.

— Vivras-tu après la mort, Julien ? Tu es le seul à ne jamais m’interroger sur les ténèbres de la mort.

— Parce que tu n’en sais pas grand-chose, Lasher. Tu me l’as dit toi-même.

— Ne sois pas cruel. Julien. Surtout ce soir. Je suis content d’être ici. Vivras-tu après la mort ? Vas-tu rôder et rester par ici ? Je te pose la question.

— Je ne sais pas. Si le diable essaie de m’entraîner en enfer, il se peut que je reste. Je ferai mon purgatoire en errant par ici, en apparaissant aux reines vaudoues et aux spirites. Je suppose que je le pourrai.

J’écrasai mon cigare dans le cendrier posé sur la table de marbre. Cette table est toujours ici, d’ailleurs. En bas, dans le hall d’entrée.

— Est-ce ce que tu as fait, Lasher ? Es-tu quelque vil être humain condamné pour toujours à une vie de fantôme ? Est-ce pour cacher la vérité que tu t’entoures de mystère ?

Quelque chose changea sur son visage et il devint mon jumeau. Il imita mon sourire à la perfection. Je ne l’avais pas souvent vu faire cela auparavant. Il s’adossa contre le chambranle de la porte en croisant les bras, comme je le faisais. Il s’arrangea pour faire un bruit de vêtement effleurant le bois afin de me montrer à quel point il était fort.

— Julien, dit-il en formant simplement les mots avec ses lèvres. Les mystères ne sont peut-être rien, en fin de compte. Le monde n’est peut-être fait que de rebuts.

— Et tu étais là quand cela s’est produit ?

— Je l’ignore, répondit-il en imitant parfaitement mes intonations sarcastiques.

Il haussa les sourcils comme je le faisais souvent. Je ne l’avais jamais vu si fort.

— Ferme la porte, Lasher, ordonnai-je, si tu es si fort.

À mon grand étonnement, il tendit la main vers la poignée et ferma la porte à la façon de n’importe quel être humain. Mais c’était sa limite. Après cette prouesse, il disparut. Comme toujours, l’air ambiant retint sa chaleur.

— Admirable, murmurai-je.

— Rappelle-toi cet endroit si tu comptes y rester ou y revenir. Rappelle-toi ses motifs géométriques. Dans l’au-delà, ils brilleront dans tes yeux et guideront ton retour. Cette maison comptera dans les siècles à venir. Elle est digne de recevoir les esprits des morts. Tu y seras en sécurité. Moi-même, j’ai été circonscrit autrefois dans… deux motifs tout simples. Un cercle et des pierres disposées en forme de croix… deux motifs.

J’enregistrai. Une preuve supplémentaire qu’il n’était pas le Malin.

Je montai l’escalier. J’avais obtenu de lui un peu plus d’informations que d’habitude mais c’était bien peu. Et puis, il y avait Katherine. Je la trouvai éveillée, debout près de la fenêtre.

— Où étais-tu ? me demanda-t-elle, anxieuse.

Elle passa ses bras autour de mon cou et s’appuya contre moi. Je sentais la présence de Lasher autour de nous. Je soulevai le menton de Katherine et l’embrassai.

Le contact de ses seins me saisit. Elle ne portait qu’une chemise de nuit blanche et légère. Je sentais ses mamelons, sa chaleur et le souffle chaud qui passait entre ses lèvres. Je reculai pour la regarder et ne vis que de l’innocence.

Mais je vis aussi une femme. Une femme magnifique que j’avais aimée, qui m’avait abandonné pour un autre. Un corps que j’aimais comme un frère aime une sœur, que je connaissais sur le bout des doigts depuis nos jeux d’enfants. Et, pourtant, c’était un corps de femme que je tenais dans mes bras. Dans un moment de pure audace, je l’embrassai à nouveau, encore et encore, jusqu’à la sentir brûler contre moi.

J’eus un sentiment de répulsion. Cette femme n’était autre que ma petite sœur Katherine. Je l’entraînai jusqu’au lit et l’allongeai. Elle me regardait, un peu perdue. Oserais-je dire ensorcelée ? Me prenait-elle pour Darcy ?

— Non, murmura-t-elle. Je sais que c’est toi. Je t’ai toujours aimé. Je suis désolée. Je te demande de me pardonner mes petits péchés. Quand j’étais petite fille, je rêvais de me marier avec toi. Je me voyais traverser l’église à ton bras. Ce rêve incestueux n’a cessé que lorsque j’ai rencontré Darcy. Que Dieu me pardonne.

Elle fit le signe de la croix, remonta ses genoux et tendit la main vers les couvertures.

Je ne sais pas ce qui m’a pris. La rage, peut-être. Ce corps de femme, ce bras tendu, ces cheveux noirs en bataille, ce visage pâle. Ce fut le signe de croix qui me mit hors de moi.

— Comment oses-tu te jouer ainsi de moi ? m’exclamai-je en la renversant sur le lit.

Sa chemise de nuit s’ouvrit et laissa apparaître ses seins. Tentation impossible à repousser.

Sans même réfléchir, j’arrachai mes vêtements. Elle se mit à crier, terrifiée.

— Non, Julien ! Ne fais pas ça !

Mais j’étais déjà sur elle. J’écartai ses jambes et arrachai le peu de vêtements qui m’empêchait de l’atteindre.

— Julien, je t’en prie, ne fais pas ça ! cria-t-elle d’une voix déchirante. C’est moi, c’est Katherine !

Trop tard. Je la violai et pris mon temps pour achever ma besogne. Je quittai le lit et m’approchai de la fenêtre. J’avais l’impression que mon cœur allait exploser et je n’arrivais pas à croire ce que je venais de faire.

D’abord recroquevillée et sanglotante sur le lit, elle finit par se lever et se précipita vers moi. Elle se jeta contre moi en criant mon nom : Julien ! Julien !

Je ne comprenais pas. Voulait-elle que je la protège de moi-même ?

— Mon enfant chérie, dis-je.

Effondré, je recommençai à l’embrasser. Nous refîmes l’amour, encore et encore.

Mary Beth naquit neuf mois plus tard.

Pendant ces neuf mois, nous vécûmes à Riverbend mais j’évitais Katherine tant ma honte était grande. Bien que vivant sous le même toit, je répugnais à la déranger et, de toute façon, je doute qu’elle m’eût accepté dans sa chambre. Elle avait complètement occulté la vérité et s’était persuadée que l’enfant qu’elle portait était de Darcy. Elle passait son temps à dire son chapelet.

Tout le monde savait ce que j’avais fait. Julien le mauvais. Julien qui avait mis sa sœur enceinte. Les cousins me considéraient comme un anathème. Tobias, le fils d’Augustin, se déplaça de Fontevrault pour me maudire et me traiter de diable. Mais bien des gens au courant n’osaient pas afficher leur réprobation.

Mes compagnons de débauche trouvaient mon comportement étrange et lâche mais, comme je leur tenais la dragée haute, ils finirent par accepter la situation. Ce fut le grand enseignement que je tirai de cette période : on peut commettre n’importe quel péché si on assume en ne cherchant jamais à se justifier.

En attendant, un bébé allait naître et la famille retenait son souffle.

Et Lasher ? Quand je le voyais, il se montrait impassible. Il passait son temps près de Katherine sans se faire voir.

— C’est lui qui est derrière tout ça, me dit un jour ma mère. Il t’a poussé dans les bras de ta sœur. Arrête de te tourmenter. Il faut qu’elle ait d’autres enfants, tout le monde en est conscient. Il faut qu’elle ait une fille. Pourquoi pas de toi, un puissant sorcier ? Pour ma part, je trouve l’idée bonne.

Je ne jugeai pas utile d’en reparler avec elle.

Aujourd’hui encore, j’ignore si Lasher avait tout manigancé. Tout ce que je peux dire, c’est que ce viol fut le plaisir qui m’a coûté le plus cher dans toute ma vie. Moi qui étais capable de tuer des êtres humains sans le moindre scrupule, cet épisode me donna l’impression de n’être qu’un vil personnage.

Katherine sombra dans la folie bien avant la naissance de Mary Beth mais personne ne le sut.

Après le viol, elle passa son temps à marmonner toute seule, à dire son chapelet, à parler d’anges et de saints. Elle ne pouvait rien faire d’autre que jouer avec les enfants.

Arriva la nuit de la naissance de Mary Beth. Katherine avait un ventre énorme et ne cessait de hurler de douleur. J’étais dans la pièce, avec les sages-femmes noires, le médecin blanc, Marguerite et tous ceux qui devaient aider à la délivrance. Nous étions foule.

Enfin, dans un dernier cri déchirant, Katherine mit au monde Mary Beth, un bébé magnifique qui ressemblait plus à une petite femme qu’à un nouveau-né. Je veux dire par là que sa tête était bien celle d’un bébé mais qu’elle avait déjà de belles boucles noires, qu’une petite dent scintillait déjà dans sa bouche et que ses bras et ses jambes étaient très gracieux. Elle entra dans la vie en poussant le plus merveilleux des cris.

On la mit dans mes bras.

— Voici votre nièce, monsieur, dit le médecin d’un ton cérémonieux.

Je baissai les yeux sur ma fille et, du coin de l’œil, j’aperçus Lasher, qui n’avait pas pris sa forme solide pour que les autres ne le voient pas. Mais les yeux du bébé l’avaient aperçu ! Mary Beth esquissa même un sourire.

Elle cessa de pleurer puis ouvrit et ferma ses mains minuscules. Je déposai un baiser sur son front. Enfin une sorcière ! Il émanait d’elle une odeur de pouvoir.

C’est alors que le démon prononça les paroles les plus atroces que j’aie jamais entendues :

— Bravo, Julien ! Tu as servi ton dessein.

Un courant électrique me traversa. Abasourdi, révolté, je refermai lentement ma main droite autour du cou de l’enfant et commençai à serrer. Personne ne s’était aperçu de rien.

« Julien, non ! » murmura la voix dans ma tête.

« Oui, je sais, dis-je en silence. Mais n’oublie pas que tu as besoin de moi pour la protéger. Regarde autour de toi. Pour une fois, observe la situation avec la finesse d’un homme et non l’esprit fumeux d’un ange. Qu’est-ce que tu vois ? Un vieux sorcier, une pauvre folle délirante et une petite fille qui vient de naître. Qui lui enseignera ce qu’elle doit savoir ? Qui sera là pour la protéger lorsqu’elle commencera à montrer ses dons ? »

« Julien, n’aie pas peur. Je ne te veux aucun mal ! »

J’éclatai de rire et tout le monde crut que je m’émerveillais devant le bébé. J’étais le seul à savoir que Mary Beth avait les yeux fixés sur quelque chose que personne d’autre ne voyait, au-dessus de mon épaule. Je la remis aux gouvernantes qui allèrent la baigner avant de la présenter à sa mère.

Je quittai la pièce. J’étais fou de rage. « Tu as servi ton dessein. » Ces mots résonnaient dans ma tête. J’avais été le jouet du démon, c’était évident.

Mais quel droit avais-je de me plaindre ? J’avais laissé l’esprit me réduire en esclavage dès mes premières années alors que je le savais malhonnête, hypocrite et égoïste. Je m’étais servi de lui comme l’avaient fait les sorcières et tous les membres de la famille.

Et maintenant, s’il jugeait bon de me laisser en vie, il fallait que je lui sois utile. Il me fallait trouver quelque chose. Apprendre à Mary Beth ce qu’elle devait savoir ne suffisait pas. Après tout, l’esprit pouvait remplir ce rôle lui-même. J’allais devoir employer tous mes dons pour trouver rapidement une façon de me rendre utile.

Tandis que je méditais, la famille se rassemblait. Des cousins accouraient de partout en criant, en faisant de grands gestes et en applaudissant.

— C’est une fille ! C’est une fille ! Katherine a enfin donné le jour à une fille !

Soudain, je fus entouré de mains reconnaissantes et couvert de baisers.

Le fait que j’aie violé ma sœur n’était plus répréhensible. Ou alors j’avais suffisamment fait pénitence. Allez savoir ! Cette petite fille m’avait racheté et Riverbend résonnait de voix chaleureuses et gaies. Les bouchons de Champagne sautaient, les musiciens jouaient, le bébé fut présenté à la famille du haut de la galerie. Sur le fleuve, des sirènes de bateaux retentirent pour accompagner notre joie visible de loin.

Dieu du ciel ! Que vas-tu faire maintenant, méchant homme ? Que vas-tu faire pour rester en vie et protéger le bébé de la destruction ?

 

L'heure des Sorcières
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